Des questions et des mangues... ou le récit d'un voyage aux Philippines
De retour d’une semaine de vacances aux Philippines, je pourrais vous raconter ces plages impeccables, posant paisiblement pour les cartes postales. Je pourrais vous dire cette délicieuse semaine passée les pieds dans l’eau à faire couler le sable entre les orteils, le nez dans un guide de voyage à dénicher de bonnes adresses, les yeux dans un masque de plongée à découvrir une vie de poisson, la main dans le sac à la recherche de quelques pesos pour payer un jus de mangues fraîches, la bouche dans… Bref, je pourrais vous peindre ce que sont les vraies vacances en amoureux sous le soleil philippin. Mais ça, je le laisse à mon appareil-photo. Il en a long à conter sur le sujet et il fait bien son travail. Et puis, ce ne serait pas tout vous dire sur mon séjour.
Ce que mes photos ne pourront pas vous révéler, ce sont les réflexions qui m’ont accompagnée au pays des mangues sucrées. J’ai réfléchi. Beaucoup. Souvent. Presque à chaque pas, chaque tournant. Parce que là-bas, dans ce quartier de Manille où nous logions, chaque coin de rue appartient à quelqu’un. Ou à une famille entière. Combien de Philippins vivent ainsi dans la rue, entre les vidanges éventrées et les coquerelles fouineuses? Combien d’enfants quémandent ainsi toute la journée, pieds nus, sales, sans jouets, parfumés de cette fumée noire et toxique vomie par les jeepneys?
Le long de la baie de Manille, une promenade toute aménagée, mise sur son trente-six pour accueillir touristes et flâneurs. Mais ce sont les gens de la rue qui se sont appropriés l’endroit. Sur chacun des bancs qui jalonnent le chemin, on trouve un dormeur, un vendeur de bouteilles d’eau, une mère et son enfant… Juste en face, les chiens bâtards et les frères et sœurs s’entassent sur un tricycle-dépanneur-maison. Plus bas, dans la baie, on s’est construit un abri avec de vieilles toiles déchirées, ou encore on dort dans son bateau. Il pleut. Ces sans-abri n’ont ni souliers, ni chapeau, ni manteau, ni toit… Imaginez vous allonger sur un banc le soir en sachant que vous passerez la nuit trempé, que vous ne serez sec qu’à la prochaine percée de soleil… À côté de nous, un passant, encore plus paumé que tous les autres, fait la tournée des squatteurs de bancs. Il vend des boîtes de cartons défaites. On lui en achète une. Ceci n’est pas une boîte de carton. C’est un parapluie, c’est un lit, c’est un chez-soi… Est-ce cela, gagner sa vie, aux Philippines? Dans la jungle de la ville, on fait ce qu’on peut avec les moyens du bord. Système D. D comme dans démerde. Ou désolant, c’est selon.
Quatre enfants arrivent dans le jeepney que nous avons pris pour jouer aux Philippins. Ils ont le visage crotté, les dents croches et les vêtements défraîchis. Le chauffeur veut récolter les pesos réglementaires. Les jeunes se taisent. Le chauffeur baragouine quelques mots qui ne sonnent pas très doux. « Salamat! », répond l’une des filles. Ils ont réussi à entrer sans payer. Pour cette fois-ci du moins. Les gamines se moquent de nous avec toute l’insolence que la vie dans la rue leur a enseignée. Bien sûr! Je trimballe un appareil-photo qui vaut plus que tout ce qu’elles recevront de la quête cette année. Je respire à travers mon foulard pour ne pas suffoquer, j’ai mal à la tête avec toute cette pollution indélébile et les relents d’ordures me donnent des haut-le-coeur. Et dire que ces quatre flots baignent dans la puanteur de Manille jour après jour… L’une des filles s’amuse avec un yoyo, qu’elle lance par la fenêtre basse du véhicule. Quand on s’arrête, ses petits pieds nus et noircis sautent sur l’asphalte. En haut, en bas, en haut le yoyo et hop! on embarque dans le jeepney avant qu’il ne s’éloigne trop. Sa copine chante en regardant dehors. Petit répit dans cette vie impitoyable. Le jeu ne dure pas longtemps, les enfants descendent quelques coins de rues plus loin. On les revoit un peu plus tard, près de notre hôtel, faisant la quête devant le dépanneur. Le 7-Eleven, un luxe impensable, inaccessible à tous ces mendiants parce que bien gardé par un agent de sécurité… Le même soir, plus bas sur l’avenue de notre hôtel, on revoit la petite fille du yoyo, qui traîne ses dix ans jusqu’à notre taxi arrêté au feu rouge. Elle cogne dans la vitre, contente de nous revoir, exhibant ses dents qui se chevauchent dans un sourire espiègle. Elle nous supplie de lui donner de l’argent, nous fait signe de vouloir manger, les yeux piteux… À quoi rêve-t-on quand on a dix ans et qu’on dépend de la générosité des passants pour souper le soir? La rue comme terrain de jeu… est-ce vraiment une vie pour grandir?
Toutes ces familles sans adresse… d’où viennent-elles? Ces bambins de la rue, ont-ils été conçus ici aussi, à la sauvette, sur une boîte de carton le long du boulevard Roxas? Où sont-ils nés? Dans ce bateau à la voile déchirée qui ballotte sur l’eau nauséabonde de la baie? Quel destin les attend? Quelles promesses d’avenir peut-on espérer dans ces conditions? Quel sens peut bien porter le mot « demain » quand tout semble être une fatalité? N’est-ce qu’un autre jour plus ou moins pluvieux, plus ou moins chanceux? Et les parents, dans tout ça? Comment se sent-on quand tout ce qu’on peut offrir à nos enfants, ce sont des places mouillées sur un trottoir crade? J’ai beau essayer de m’imaginer la vie de ces gens, cela dépasse mon entendement. Comment concevoir la rue au quotidien, beau temps mauvais temps, du lundi au dimanche, toujours ouvert même à Noël, la rue dans tous ses états et sans sortie de secours?
Sur le bord de l’autoroute qui fuit Manille la malodorante, un énorme panneau publicitaire annonce le paradis de verdure d’un quartier résidentiel digne des meilleures banlieues américaines. Plus bas, beaucoup plus bas, dans la base de la structure qui supporte ces images utopiques, quelqu’un s’est construit un taudis, un amoncellement de détritus qui vivra jusqu’à ce que le prochain typhon le démantèle. Comme illustration du fossé qui sépare les classes sociales, on aurait difficilement pu faire mieux. Et là-bas, à une heure et demie de route de Manille, on retrouve enfin une vie digne de ce nom, avec un ciel bleu qui sent la verdure et des maisons couvertes par un toit grand comme un parapluie. De grands champs verts gisent autour, attendant qu’un cultivateur improbable vienne les trouver. Certes, il y a des richesses, ce n’est pas la toundra!
Alors, si les mangues juteuses et les champs d’ananas s’offrent si généreusement au peuple, pourquoi autant de mendiants? Qui profite ainsi de cette abondance naturelle? Où s’en va l’argent du pays? Pourquoi autant de pauvreté? Pourquoi aussi peu de travail pour les gens d’ici? Pourquoi toutes ces Philippines qui laissent leurs enfants derrière pour aller s’occuper des morveux des autres à Macao, Singapour ou Yellowknife? Comment faire pour s’en sortir? Quelles noms donnent-ont à ces solutions? Quand?
Et moi, petite moi gâtée par la vie, que puis-je pour tous ces humains malmenés? Si je leur donne quelques pesos, si je leur offre de la nourriture, c’est bon pour ce soir, mais demain? Et après-demain? Et lundi matin? Et dans dix ans? Comment puis-je les aider, réellement, moi qui ne suis que de passage dans ce pays à la morale incompréhensible? Mon impuissance me fâche et m’attriste. Merde.
Je n’avais jamais vu autant de pauvreté de ma vie. J’ai été choquée. Choquée comme dans « être en colère », choquée comme dans « bouche bée ». On en parle et ça semble être fatal, irréversible, voire normal qu’il en soit ainsi. Moi, là-bas, je me suis imaginée un extra-terrestre qui visiterait la planète Terre pour la première fois. Il verrait une poignée d’individus qui se noie dans l’abondance, alors que la majorité croupit dans la misère et la famine. Qu’en penserait-il? Sans doute que la situation est assommante d’absurdité, que l’injustice saute aux yeux si bien qu’il faudrait être aveugle pour ne pas se sentir concerné… J’irais plus loin, je dirais qu’il devrait être planétairement illégal de posséder autant pendant que d’autres peinent à survivre. Pourquoi riez-vous? Je rêve, vous dites? Oui, je rêve d’un monde où on arrêterait de faire semblant que c’est comme ça la vie et tant pis pour les perdants. Ça n’a pas de sens, un point c’est tout. « Tous les humains naissent égaux… ce n’est tellement pas vrai, ça! ». Oui, tu as raison Gabriel. On nous monte un bateau.
En rentrant de voyage, j’ai voulu comprendre. J’ai posé toutes mes questions à mon ami Kris-Belle, née aux Philippines. « C’est la faute à la corruption », qu’elle m’a répondu. On s’en doute. L’argent qui revient au peuple se ramasse dans la maison d’été du président. Il n’y a pas d’argent pour rien ni personne et donc peu de travail pour les Philippins. L’éducation coûte cher et sans scolarité, impossible de t’en sortir. Même les diplômés (professeurs, médecins, etc.) préfèrent travailler à l’étranger. Les salaires sont si bas qu’il est plus payant d’être femme de ménage à Hong Kong qu’enseignante à Manille. Et pourtant, la paye n’est pas si haute que ça pour les nounous expatriées… Quant aux richesses de la terre qui pourraient être exploitées, rien ne régit la vente des produits alors, apparemment, la quête rapporte souvent plus que le labeur aux champs. Et, parlant de quête, Kris-Belle nous met en garde contre ces enfants qui nous supplient de vider notre porte-monnaie, car ils doivent souvent rapporter leur récolte journalière à un patron qui s’en met plein les poches. Quelle horreur, profiter ainsi d’enfants déjà si démunis! La seule question à laquelle mon amie n’a pu répondre, c’est à savoir ce qu’on peut faire pour changer les choses. Elle a haussé les épaules et m’a simplement dit qu’un nouveau président vient d’entrer en fonction. Il se serait donné comme mission d’enrayer la pauvreté en mettant fin à la corruption. Elle a dit que c’est toujours la même histoire, mais qu’à chaque fois le peuple garde espoir que ce sera la bonne.
L’espoir… il en faut une sacrée bonne dose quand on habite la rue. Pas d’espoir et c’est la mort. Et-ce cela, le sourire radieux et la bonne humeur inébranlable des Philippins? Est-ce l’espoir qu’un jour tout sera différent? Je vous parle de misère, de pauvreté, de mendicité, mais je ne pourrais taire la joie de vivre inhérente au peuple philippin. Les pauvres sont-ils si malheureux sur leur bout de trottoir? La question semble idiote pour qui vit dans la ouate, mais qu’en pensent ces quêteurs de père en fils? Si ce coin de rue représente tout ton univers depuis toujours, devient-il hospitalier au point que tu puisses t’y sentir chez toi? Ma vision est peut-être biaisée par mes habitudes confortables, car qui sait ce que ressentent vraiment ces gens sans domicile?
Et puis malgré tous les reproches que pourrait endosser le pays, en dépit de la corruption indélogeable, de la pauvreté omniprésente et d’autres difficultés de la même famille, on ressent très bien chez ce peuple jovial la fierté d’appartenir à la nation philippine. Nous sommes allés voir un spectacle de danses traditionnelles au centre culturel des Philippines. La représentation commence avec l’hymne national. Tous les spectateurs (sauf Gabriel et moi, probablement les deux seuls étrangers dans la place) se lèvent automatiquement et commencent à chanter, la main droite sur le coeur. Pour le dernier numéro, les danseurs transportent un gros drapeau du pays et la foule applaudit chaudement. Au-dessus de leur tête, un autre drapeau, deux fois plus gros, descend lentement du plafond. Et rebelote l’hymne national la main sur la poitrine, le chœur des spectateurs et des danseurs se joignant cette fois-ci à un accompagnement musical digne de la finale d’un film de conte de fées version Disney. On appelle ça l’amour inconditionnel pour la mère patrie. Pas de danger de voir une telle chose se produire au Québec, malgré toute la ferveur sirop-d’érablienne dont on se targue…
Cette fois-ci, comme souvenirs de voyage, j’ai donc ramené des Philippines tout un questionnement. Des idées sur la vie quand on est pauvre pour de vrai, sur la signification de l’espoir et d’un pays, sur les choix jusque-là difficiles à comprendre de toutes ces aide-ménagères dévouées de Macao, sur le pourquoi d’un taux d’imposition à 40%, sur l’importance de la politique pour un peuple, sur l’environnement qui passe en dernier quand on n’a pas de quoi manger, sur les rêves des enfants de Manille, bref sur cette espèce qu’on appelle l’Homme avec une grande hache, espèce qui se croit parfaite mais qui ne sait que faire de tous ces casse-tête d’injustices. Ne vous y méprenez pas, je ne vaux pas mieux qu’une autre, je fais moi aussi partie de ce portrait déplorable.
Pendant ce temps, sur la plage de Boracay, les touristes continuent de se prélasser et de dilapider leurs pesos, bien à l’abri de la pauvreté et de la réflexion sur cette île hermétiquement scellée par une mer au camaïeu de turquoise inoubliable. Pour la plupart, c’est tout ce qu’ils connaîtront des Philippines et la question la plus éminente restera « daiquiri ou mojito? ».
1 commentaire:
Ouf ! Et c'était des vacances? En tout cas pas pour la conscience... Belle réflexion !
Publier un commentaire